mardi 30 juin 2020

Crispin-Pierre Luboya ou l’éminence grise

 À quoi sert l’histoire ? Question anodine, mais pas si simple à développer.

Au siècle dernier, l’écrivain George Santayana nous avertissait que « ceux qui ne peuvent se souvenir de leur passé sont condamnés à le répéter ».

Plus récemment, le grand savant congolais Théophile Obenga en rajoutait en disant : « il faut avoir peur de l’histoire », toutefois le célèbre polymathe ne parlait pas ici de la peur qui paralyse, bien au contraire, mais celle qui protège, celle qui permet de voir le danger de loin.

L’histoire n’échappe pas à notre hommerie, elle est politisée, influencée pour tel ou tel dessein. Dans les sociétés où la parole était sacrée, l’écrit n’était pas forcément le véhicule par excellence pour transporter l’histoire. Par la mémoire familiale et clanique, par les chants folkloriques, l’histoire arrivait à destination sans grande égratignure. Cette histoire portée par la voix des anonymes, longtemps stationnée dans les secrets des murs, c’est celle de plusieurs hommes et femmes qui ont participé à la vie politique, économique, artistique, et autres, de la République démocratique du Congo. C’est le cas de Crispin-Pierre Luboya Musungayi, cerveau moteur derrière le 1er premier ministre de la 2e république de la jeune nation congolaise, le général Léonard Mulamba.

En pleine période coloniale, c’est tout d’abord à l’INEAC (Institut National pour l’Étude Agronomique du Congo ), que le jeune Crispin-Pierre Luboya commence sa carrière professionnelle. Le diplômé d’agronomie y rentre comme simple employé. Sa grande performance est vite remarquée par les colons belges chargés de superviser la société d’État. Rapidement, il est catapulté au sommet de l’organisation en tant que Directeur.

Après l’indépendance, au début des années 60, à la mi-trentaine, il fait la rencontre du colonel Léonard Mulamba. Ce dernier est alors hospitalisé après avoir été légèrement blessé sur le terrain des opérations.

De là naît une forte amitié et un respect mutuel : Luboya frappé par la vaillance du jeune militaire, et celui-ci, admiratif de la vivacité d’esprit de son nouvel ami. D’ailleurs, un des fils de Crispin-Pierre Luboya né quelques années après cette rencontre sera nommé Léonard Mulamba Luboya.

Un duo-choc et complémentaire : Mulamba, l’homme de terrain et meneur d’hommes au champ de bataille. Luboya, l’intellectuel de haut vol, dont la légende dit qu’il écrivait en dormant…

Vite, les choses s’accélèrent. Le 24 novembre 1965, Mobutu prend le pouvoir par la force. Un Mobutu timoré, encadré par les Américains, a besoin d’un homme fort qui aura le contrôle de l’armée comme premier ministre. Le colonel Mulamba est tout désigné pour le job : il tient l’armée, est républicain et aimé de tous les corps habillés. Il est officiellement nommé premier ministre ce même jour.

À son tour, le nouveau premier ministre, a lui, besoin d’un homme d’esprit. Il nommera alors Crispin-Pierre Luboya comme son secrétaire particulier, vieille appellation pour conseiller spécial. Dans la foulée, il lui offre aussi le fauteuil de directeur de cabinet.

À la tête du bureau de la primature, Luboya met la machine en marche : il organise l’institution, distribue les postes, et écrit plusieurs discours du premier ministre.

Mais, les raisons pour lesquelles Mobutu a choisi Mulamba comme premier ministre sont aussi celles qui commencent à lui faire craindre le personnage. La popularité du Colonel, devenu général entre-temps, agace le dictateur. C’est qu’à l’est du Congo particulièrement, où le Général Mulamba est élevé au rang de héros après sa victoire sur la rébellion, on le surnomme « l’homme de Bukavu ».

La méfiance de Mobutu s’intensifie surement lorsque ses conseillers américains, la CIA, l’avisent que son premier ministre encombrant dont la notoriété ne cesse de croître, rajouté à l’aide de son fameux conseiller spécial aux milles idées, représentent une menace réelle au pouvoir de leur poulain.

Ainsi, à peine 11 mois après l’avoir ordonné premier ministre, Mobutu se débarrasse du Général en le nommant ambassadeur du Congo en Inde. Crispin-Pierre Luboya est du voyage où il est consacré 2e personnalité de l’ambassade. Il occupera la même fonction à l’ambassade du Japon.

Mais, des années après, le pouvoir de Kinshasa aura finalement raison du redoutable conseiller de l’ombre. Luboya est licencié de son poste de diplomate, et prié de regagner le Congo, car ses immunités seront levées dans un délai extrêmement court.  

De retour au pays, il ne sera plus jamais dans la politique active.

L’ironie de l’histoire est que cet homme de lettres, qui a tant prêté sa plume aux autres, n’a jamais rédigé ses mémoires. Ces dernières vivent dans les souvenirs de ceux et celles qui l’ont côtoyé. Leurs témoignages, leurs anecdotes, constituant une sorte de page Wikipédia de la tradition orale.


Bonne fête de l’indépendance du Congo 2020

Mayamba Luboya 

1 commentaire:

Kalala, un nom qui lui allait si bien